Alexis Salatko, jouant sur le piano du temps, contruit un récit musicalement flexible, vraisemblable mais simultanément parsemé de décalages chronologiques qui le maintiennent dans l'ailleurs romanesque.
Il trace un univers parallèle où s'entrelacent deux destins, l'un relevant du mythe, l'autre de la mystification. Les détails de l'histoire sont presque vrais, mais subtilement décalés par rapport à la chronologie vérifiable.
Page 88 : n'est-ce pas le 1° mai 1945, et non 1944, qu'il a
neigé à Paris. Je m'en souviens d'ailleurs, je la sens encore tomber sur moi...
Page 112 : n'est-ce pas en 1952, et non en 1950, que les premiers long courriers à réaction, les De Havilland
Comet,
commencèrent à traverser l'Atlantique ?
L'auteur utilise cette vibration des calendriers pour donner à sa construction la puissance de l'imaginaire alliée à la solidité de l'historicité.
A une réflexion sur les aspects psychomoteurs de l'interprétation des musiques, il associe une méditation sur les courants d'influence intergénérationnels dans les familles et une analyse de la construction de la personnalité en milieu partiellement hostile. Comment ne pas se laisser entrainer dans les remous de cette synchronie fantastique...
Horowitz et mon père (Horowitz est mon père ?) est le titre soumis en mars au vote des jurés du prix des lecteurs de Le livre de poche. Je l'ai lu.
De même que j'ai lu Le ciel t'aidera, chronique d'une femme immature, de Syvie Testud, chronique qui eût gagné à plus de concision.
De même que j'ai lu le récit pseudogogolien d'Henriette Jelinek, relatant Le destin de Iouri Voronine, genèse d'une vocation tardive orthodoxe voulant racheter les écarts de conduite d'un fils maffieux, menteur, et mégalomane, récit qui eût gagné à moins de mélodramaturgie.
Le travail d'
Alexis Salatko ne m'a pas laissé indifférent, probablement parce que bien que n'étant ni musicien ni émigré russe,
-d'une part j'ai vécu, enfant, partie de cette guerre et de cet après-guerre qui servent de cadre temporel à son récit, en des lieux proches de ceux qu'habite le héros mémorialiste,
-et d'autre part ayant été un des rares
[*] lecteurs français, entre Noël 1959 et Pâques 1960, du
livre un peu confidentiel de
Hans Reichenbach,
The philosophy of space & time, je me suis intéressé aux distorsions temporelles et aux ouvertures spirituelles induites par le thème des réalités potentiellement parallèles que transperce
la flèche du temps, avant que la série
The twilight zone n'en fasse un des rayons de son
fond de commerce.
Retrouver dans ces pseudo-souvenirs d'un médecin spécialiste des maladies osseuses (de quoi souffrent et le pianiste et le piano en fin de vie ?), entre autres connaissances, le docteur
Louis-Ferdinand Destouches avant qu'il ne devienne
Céline, avant ausi qu'
Eugène Paul, alias
Gen Paul ne
déniaisât, en lui donnant des leçons pratiques et particulières d'expression argotique et de comportement arsouille, cet homme dont il disait
c'est un cave – le fait m'a été confirmé par un ami , qui fréquentait en son temps
Gen Paul, et dont l'atelier est proche du 96 rue Lepic – leur donne, à ces souvenirs, la touche d'authenticité qui frappe le lecteur dit cultivé.
Bon, la prochaine fois, plus courte la phrase !
Les critiques que j'ai lues sur internet, quand elles ne se bornent pas à résumer l'intrigue, ne vont guère plus loin que la perception d'
une littérature tendre et ironique, d'un
roman d'amour filial, la restitution de
l'ambiance d'une famille slave exilée...
Et Boulogne-Billancourt, qui n'est cité qu'une fois, comme site de studios et non lieu d'habitation de nombreux réfugiés russes de la haute, contraints à de basses besognes ouvrières ?
Et
Nina Berberova, qui depuis deux ans a même sa rue dans le quartier Renault-Billancourt, près de l'Église orthodoxe de la rue du Point du Jour ? Pourquoi ces absences ? Peut-être parce que dans la réalité fictive de cette relation ces événements n'ont pas eu lieu.
Une
autre jurée de ce prix met en ligne ses impressions. Elle le fait de manière bien plus consciencieusement exhaustive que moi, et ses articles méritent consultation.. De plus, elle signale avoir accepté d'être du jury. Personnellement, je reconnais l'avoir sollicité.
Ce livre sembe avoir eu trois éditeurs différents :
-Librairie Générale Française , qui vend à 5 €
-A vue d'œil , qui monte abruptement à 16 €
-Fayard, qui redescend en pente douce à14 €
Ceci peut rendre un peu jaloux les auteurs qui se contenteraient bien d'un seul éditeur pour diffuser leur œuvre... De même, il a déjà été
récompensé par le prix
Jean Freustié 2006 et bénéficie de
revues de presse stimulantes. Bref, on
en parle....
Était-ce une raison pour ne pas le proposer pour une nouvelle distinction ?
[*] J'ai retrouvé avec intérêt cet ouvrage cité dans la bibliographie de la thèse de doctorat en sciences de Patricia Zablit, Paris-Orsay le 17 décembre 1991, Construction de l'interprétation temporelle en langue naturelle : un système fondé sur les graphes conceptuels, page 325.